Il fait déjà nuit dans le parc de Varosliget, à Budapest, où Nikola Tesla et son ami Anthony Szigeti se sont donné rendez-vous en cette soirée de 1881. Les deux compères avaient pris l’habitude de se retrouver dans ce bois, lieu de détente privilégié de la capitale hongroise. Tesla, alors âgé de 25 ans, affaibli par la maladie et désespéré du manque de succès de ses inventions, se lamente en récitant des poèmes de Goethe. « Je vole, pour m’abreuver de sa lumière éternelle, devant moi le jour et derrière moi la nuit, le ciel sur ma tête et les flots sous mes pieds. Quel beau rêve ! et cependant l’astre s’évanouit. »
En déclamant ces lignes, le cerveau de l’inventeur se met soudain à bouillir. Il saisit une branche qui traînait près de lui et commence à dessiner frénétiquement sur la terre à ses pieds les plans de l’invention qui lui trottait depuis quelques années déjà dans la tête : le moteur à courant alternatif. La prose évocatrice du poète allemand inspire à Tesla d’utiliser un champ magnétique tournant pour la conception de son moteur, une invention qui transformera profondément notre manière d’exploiter l’électricité.
Mais son destin aurait pu être tout autre sans l’intervention d’une petite boule de poils.
La fourrure électrique
Les éclairs déchirent le ciel étoilé de Smiljan, dans l’empire d’Autriche (actuelle Croatie) en cette nuit de juillet 1856, alors que la Serbe Duka Mandic donne naissance au petit Nikola sous des auspices annonciateurs de son avenir tumultueux. Nikola Tesla grandit avec ses deux parents et ses quatre frères et soeurs. Il se destine à devenir prêtre orthodoxe, suivant l’exemple de son père. Doté d’aptitudes intellectuelles impressionnantes, le jeune Nikola est aussi perclus de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) qui affectent son comportement. L’enfant ne s’intéresse pas particulièrement à la science avant un événement fondateur déclenché par son chat lui-même.
Très lié à Macak, son chat au pelage noir de jais avec lequel il passe le plus clair de son temps étant enfant, l’inventeur décrit leur relation dans une lettre écrite en 1939, « Une histoire de jeunesse vue avec l'âge » : « J'étais le plus heureux de tous, la fontaine de mon plaisir étant notre magnifique Macak - le plus beau de tous les chats du monde. J'aimerais pouvoir vous donner une idée adéquate de l'affection qui existait entre nous. Nous vivions l'un pour l'autre. Partout où j'allais, Macak me suivait, en raison de notre amour mutuel et du désir de me protéger. »
Un soir d’hiver, alors qu’il joue près du feu avec son compère à moustaches, il remarque une réaction étrange lorsqu’il passe sa main sur le pelage de Macak pour le caresser. Le doux frottement produit des étincelles qui claquent si fort qu’elles se font entendre dans toute la maison. Ce phénomène pique la curiosité du jeune garçon, qui répète l’opération avec enthousiasme. « Arrête de jouer avec ce chat », le réprimande alors sa mère agacée, « il va mettre le feu ».
Plus tard, alors que le chat vaque à ses occupations et passe devant la cheminée, une autre vision subjugue le jeune Tesla : « Aussi stupéfiante que soit la première observation, quelque chose d'encore plus merveilleux était à venir. Il faisait de plus en plus sombre, et bientôt les bougies furent allumées. Macak fit quelques pas dans la pièce. Il secoua les pattes comme s'il marchait sur un sol mouillé. Je l'ai regardé attentivement. Ai-je vu quelque chose ou était-ce une illusion ? J'ai tendu les yeux et j'ai perçu distinctement que son corps était entouré d'un halo comme l'auréole d'un saint ! »
Intrigué, Nikola va quérir son père, un homme éduqué et savant, qui conclut après une longue réflexion : « Ce n'est rien d'autre que de l'électricité, la même chose que l'on voit à travers les arbres pendant un orage. » C’est la première véritable rencontre que fait Tesla avec l’électricité dans sa jeune vie.
Un événement-clé qui pose la première pierre de son intérêt pour l’énergie. Dès lors, il se fascine pour ce phénomène qui le questionne autant qu’il l’effraie. « Je ne peux pas exagérer l'effet de cette nuit merveilleuse sur mon imagination enfantine. Jour après jour, je me suis demandé : “Qu'est-ce que l'électricité ?” […] Je pensais de façon abstraite. “La nature est-elle un chat gigantesque ? Si oui, qui lui caresse le dos ? Ce ne peut être que Dieu”, ai-je conclu. J'étais là, à trois ans seulement et je philosophais déjà », se remémore l’inventeur.
Il décide de se spécialiser dans l’étude de l’électricité et de trouver les moyens de percer ses mystères et d’exploiter cette énergie divine. Macak serait ainsi la muse de Nikola Tesla, et par la même indirectement des nombreuses inventions et découvertes du scientifique incompris.
Les muses à fourrure
À la différence d’un Thomas Edison, crédité à tort de « l’invention » de l’électricité, Nikola Tesla n’avait que peu de velléités commerciales, ignorant tout des réalités économiques et seulement concentré sur ses recherches. C’est une des raisons pour lesquelles il est d’abord éludé des livres d’histoires, de nombreux scientifiques s’étant fortement inspiré de son travail avec plus de succès médiatique.
Il est pourtant le père des principaux outils ayant permis d’établir le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui : le générateur de courant alternatif, le moteur à courant alternatif et le système de transmission électrique. Il a également déposé environ 300 brevets au cours de sa carrière, traitant principalement de nouvelles méthodes de conversion d’énergie.
À la différence du courant continu qui était la norme dans toutes les applications de l’électricité, le courant alternatif peut voir son intensité modifiée par un transformateur et peut ainsi réaliser des économies d’énergies considérables. Sa création et son exploitation sont considérées comme une énorme avancée industrielle car la distribution de l’électricité par courant alternatif a fini par s’imposer un peu partout dans le monde, ses avantages sur le courant continu étant indéniables. Une innovation considérable qui n’aurait peut être jamais vue le jour sans Macak et son pelage électrique.
Mais Tesla n’est pas le seul penseur ou scientifique à avoir été inspiré par son chat noir. À croire que le fascinant animal, souvent associé à la sorcellerie, posséderait des facultés mystérieuses capables de transcender son propriétaire. Ainsi de l’astronome Edwin Hubble, qui était persuadé que son chat, baptisé Nicolas Copernic, l’aidait dans ses recherches en l’aiguillant dans différentes directions. On peut ainsi lire dans une lettre écrite par sa femme : « Lorsque [Edwin] travaillait dans l'étude à son grand bureau, Nicolas s'étendait solennellement sur autant de pages qu'il pouvait couvrir. “Il m'aide", expliquait Edwin ».
Bernard Courtois (1777-1838), salpêtrier et chimiste français connu pour la découverte de la morphine, peut lui aussi remercier son partenaire à fourrure. Alors qu’il travaillait sur l’isolement du salpêtre d’une algue marine, il échouait sans cesse à séparer ses composants. Mais un jour, son chat a brisé un de ses bocaux, mélangeant son contenu avec la solution sur laquelle il travaillait. Loin d’être dramatique, cette bourde du chat a finalement mené à la découverte par Courtois des cristaux d’iodes, totalement par hasard. Une découverte majeure pour la médecine.
Pour Percy Shaw (1890-1976), inventeur anglais, c’est dans les yeux du chat qu’il a puisé son inspiration lors de l’élaboration des panneaux de signalisation. Fasciné par le fonctionnement des yeux des félins, dont la membrane reflète la lumière, il a mis au point des panneaux réfléchissant les phares des voitures pour briller dans la nuit. Ces panneaux sont depuis devenu une norme dans le monde entier.
La force évocatrice du chat est telle qu’elle inspire au physicien Erwin Schrödinger sa fameuse expérience dite du « chat de Schrödinger » mise au point en 1935. Afin de démontrer les limites de la mesure des objets quantiques qui était appliquée jusqu’alors sur des objets théoriques, Schrödinger décide d’imaginer une expérience avec un chat, plus évocateur et tangible pour ses étudiants.
Cette expérience de pensée consiste à imaginer un chat dans une boîte renfermant un poison ayant une chance sur deux de se déverser. Pour les observateurs, impossible de dire si le chat est mort ou non avant d’avoir ouvert la boite. Selon la mesure utilisée en physique quantique, le chat est donc considéré simultanément mort et vivant jusqu’à ce que son état soit confirmé. Un paradoxe problématique dans l'étude de la physique quantique que Schrödinger souhaitait soulever.
Pour Nikola Tesla, son chat aura surtout incarné un désir de connaissance, un mystère à éclaircir. Le 7 janvier 1943, dans une petite chambre d’un hôtel miteux de New York, il s’éteint à l’âge de 87 ans. Le génial inventeur finit pourtant sa vie seul, sans le sou et renié par ses pairs. Malgré une fin de vie tourmentée, dépossédé de son entreprise et de ses brevets, une grande partie de la vie telle qu'elle a évolué au XXe siècle a reposé sur les fondations que Nikola Tesla a posées.
A lire aussi : Choupette Lagerfeld : portrait de la chatte la plus célèbre du XXIe siècle