La meute se caractérise par un ordre hiérarchique précis où l’on distingue un chef, des éléments intermédiaires et des inférieurs hiérarchiques. Chez les loups, le chef de meute est toujours un mâle (chez les chiens, il peut s’agir indifféremment d’un mâle ou d’une femelle) appelé mâle alpha. La femelle de rang supérieur est à son tour qualifiée de femelle alpha. Les deux sujets de rang supérieur et de sexe opposé sont les seuls à s’accoupler une fois par an (et non deux, comme cela se passe en revanche chez les chiens).
Mais comment ces rôles s’établissent- ils ? Il existe deux possibilités :
Première possibilité : la meute naît du développement d’une famille et part donc d’un seul couple mâle-femelle. Les premiers membres de la meute seront les petits nés de leur accouplement : ils recevront de leurs parents un enseignement (par le biais du jeu) en matière de chasse, de combat et de comportement social. Maman et papa sont leurs guides, leurs professeurs, et aucun ne songe à mettre en doute leur autorité : ils constituent donc le mâle et la femelle alpha par antonomase, et nul ne leur conteste ce statut.
Lorsque les deux sujets « alpha » recommenceront à s’accoupler l’année suivante, la nouvelle progéniture se trouvera confrontée à l’autorité indiscutée du chef et de la chef, mais aussi à la supériorité hiérarchique de ses frères et sœurs aînés). Un triple ordre hiérarchique se sera donc créé de manière spontanée et naturelle : chefs, intermédiaires et inférieurs (à savoir les derniers arrivés, les sujets les plus jeunes et les plus inexpérimentés).
Seconde possibilité : avant d’avoir une portée, le couple initial rencontre un autre groupe de loups (soit un second couple, soit une petite cellule familiale avec des petits) et décide de se joindre à ce dernier. Les animaux sociaux ont tendance à s’unir car ils savent, instinctivement, qu’un groupe a davantage de chances de survivre qu’un couple. Ces chances reposent sur le fait que les animaux sociaux ont la capacité de communiquer entre eux et d’élaborer des plans de chasse précis, en coopérant et en coordonnant leurs moyens de façon à obtenir le résultat maximum en dépensant un minimum d’énergie.
Quand deux couples chassent ensemble pour la première fois, il arrive que l’un des deux mâles se révèle manifestement plus habile et expérimenté que l’autre : il se peut alors que ce dernier accepte sans problème de lui confier le rôle de mâle alpha. Si les deux estiment être à égalité, en revanche, l’affrontement devient pratiquement inévitable. Mais attention, ils ne se livreront pas un duel à mort !
Mère Nature a pour principal objectif d’assurer la survie de l’espèce, et les animaux sauvages sont enclins à considérer la vie comme un bien précieux. D’un autre côté, pour que l’espèce survive, il faut absolument que le chef de meute soit le sujet le plus fort, le plus intelligent et le plus expérimenté : soit parce que, dans le cas contraire, il risquerait de mener tout le groupe à la ruine, soit parce qu’il est le seul à pouvoir s’accoupler et que son patrimoine génétique est celui qui garantira la continuité de l’espèce.
Plus il sera de haute qualité, plus l’espèce se fortifiera et aura davantage de chances de survivre. Le problème est donc le suivant : seul un combat permettra d’identifier le meilleur des deux candidats au poste de sujet alpha.
Mais dans le cas où le plus fort remporterait simplement la victoire et où l’autre serait tué, il se produirait deux conséquences désagréables :
- le vainqueur pourrait lui aussi être gravement blessé et risquerait de ne pas survivre.
- le patrimoine génétique représenté par le perdant serait sûrement perdu pour toujours, ce qui ne s’avérerait d’aucune utilité pour l’espèce.
Le simple fait d’avoir tenté de défier le vainqueur prouve que ce loup (ou chien) ne doit surtout pas être éliminé, car il s’agit d’un bon sujet, sain, courageux et sûr de lui. Peut-être l’est-il « moins » que son collègue, mais sa mort équivaudrait quoi qu’il en soit à un stupide gaspillage biologique.
Dans la mesure où mère Nature rejette catégoriquement ce concept, le problème a été résolu par la ritualisation. Avant d’arriver véritablement à se mordre, les deux adversaires suivent un schéma d’attitudes et de mimiques qui suffit très souvent à distribuer les rôles. La « scénographie » s’avère très rarement insuffisante et évite en général de passer aux voies de fait.
Ces rituels consistent en une série de mimiques corporelles et faciales ; général, l’animal se « grossit » ou se « rapetisse », le corps constituant soit une marque de domination, soit de soumission. Une queue haute, une tête bien droite avec des oreilles pointées en avant, etc., représentent par conséquent des signaux de force, et leurs contraires (tête basse, oreilles rabattues en arrière, queue entre les pattes, etc.), des signaux de faiblesse.
Le regard revêt une importance spécifique : un regard fixe et attentif traduit la domination, et un regard bas et/ou fuyant la soumission. En cas de conflit, par conséquent, le loup qui s’estime dominant adoptera les postures classiques du chef, en menaçant l’adversaire par des mimiques corporelles et faciales ; l’autre réagira soit par la même attitude dominante, soit par un comportement mal assuré qui se transformera peu de temps après en marques de soumission. Mais tout n’est pas toujours blanc ou bien noir, au contraire !
Dans la très grande majorité des affrontements, il n’y a pas un sujet A « complètement dominant » et un sujet B « complètement soumis » : si tel était le cas, il n’y aurait aucune raison de lancer le défi ! On voit en revanche beaucoup plus souvent des sujets qui, par exemple, s’avèrent « dominants devant et soumis derrière », en découvrant leurs dents, mais en gardant leur queue entre les pattes.
Dès les premières escarmouches, un spectateur expérimenté saisira assez facilement si l’un des adversaires finira par se rendre (en exposant son ventre dans le geste de soumission totale classique), s’il prendra la fuite (une réaction très fréquente quand un sujet refuse de se soumettre, mais se rend compte qu’il n’a pas non plus les moyens de dominer l’autre), ou s’il existe vraiment un risque de combat à mort. Les combats véritablement dramatiques sont rarissimes dans le cas du loup et du chien sauvage. On ne peut malheureusement pas en dire autant en ce qui concerne le chien domestique.
Pour en revenir à la meute sauvage, il arrive toujours le moment où l’un des loups réalise qu’il est inutile d’insister, car l’autre est le plus fort. Celui qui décide de se soumettre enverra des signaux de reddition parfaitement clairs, le plus courant d’entre eux consistant à se coucher sur le dos le ventre en l’air et à offrir sa gorge sans défense à l’adversaire. À ce moment, l’autre loup pourrait infliger une profonde morsure juste à cet endroit et régler définitivement le problème : et bien, il ne le fait pas !
En étant clair, cependant : il n’agit pas ainsi par respect d’un quelconque « code de chevalerie » l’empêchant de « tirer sur l’ambulance », mais simplement... parce qu’il ne le peut pas ! Face à un geste de soumission, en effet, le fameux mécanisme d’inhibition s’enclenche chez le chien dominant, un mécanisme inné chez les animaux sociaux et qui ne répond à aucune sorte de raisonnement « éthique ».
Le mécanisme d’inhibition est partiellement « acquis » (mieux vaudrait-il dire consolidé), car il se transmet en réalité génétiquement par les loups et les chiens durant la première phase de leur existence, quand les petits se jettent sur le dos, les pattes en l’air, et découvrent qu’il s’agit du meilleur moyen pour apaiser un père agressif ou calmer une maman fâchée.
C’est la raison pour laquelle, indépendamment de la race, les chiens qui grandissent avec leurs deux parents (ou tout au moins avec un mâle et une femelle adultes) apprennent mieux et plus vite les règles de ce que l’on pourrait appeler le « savoir-faire canin ».
Un chef de meute est toujours « élu » ; viennent ensuite les membres d’un niveau hiérarchique moyen et, enfin, les inférieurs. Les chiots appartiennent automatiquement à cette dernière catégorie de même, parfois, que les adultes les moins favorisés, physiquement ou psychiquement. Attention ! Quiconque serait tenté de penser « les pauvres petits ! » pécherait comme d’habitude par anthropomorphisme.
En effet, les loups de rang inférieur ne se considèrent absolument pas comme de pauvres petits et se trouvent très bien ainsi ! Il leur arrive peut-être de manger en dernier, de ne pas pouvoir s’accoupler et de devoir se renverser deux cents fois par jour pour prouver leur respect et leur soumission aux chefs, mais ils ne sont pas malheureux pour autant. C’est leur nature, ils la suivent et sont en paix avec eux-mêmes. Le seul moyen d’en faire de vrais malheureux consisterait à les contraindre de jouer un rôle qui ne leur revient pas et qu’ils ne sont pas en mesure d’assumer.
La meute n’est pas une structure fixe et immuable : quand par exemple le nombre de sujets devient trop élevé comparé aux ressources alimentaires du milieu, certains membres sont rejetés. Mais n’allez surtout pas imaginer que cette sanction s’applique aux sujets de rang inférieur (les pauvres petits susmentionnés), car cela ne se produit presque jamais.
Dans la plupart des cas, l’exclusion frappe en revanche les jeunes femelles (âgées de deux ou trois ans en moyenne), qui entrent en chaleur et, du même coup, en conflit avec la femelle alpha : pour peu qu’on en arrive à l’affrontement véritable et que la jeune femelle décide de se retirer, elle sera presque sûrement suivie par un mâle aussi jeune n’ayant jusqu’alors pas eu l’occasion de s’accoupler. Un nouveau couple se crée, qui donnera naissance à une nouvelle meute... mais qui ira chasser sur un autre territoire, car celui de l’ancienne meute deviendra off-limits.
La prévoyante mère Nature, toujours elle, évite de cette façon que les ressources alimentaires d’un territoire subissent une exploitation excessive et offre simultanément des chances de survie supplémentaires à l’espèce, en la disséminant au sein de frontières plus vastes. Bien entendu, quand un conflit oppose des femelles, rien ne dit que la défaite soit obligatoirement du côté de la plus jeune : il arrive que cette dernière ait atteint une maturité psychophysique suffisante pour mériter elle-même le rôle de femelle alpha. Lorsque tel est le cas, l’ancienne chef cède la place à la nouvelle et s’en va.
Là aussi, cependant, elle emmènera immanquablement avec elle un ou plusieurs jeunes mâles prometteurs, avec lesquels elle formera une nouvelle meute. Dans certains cas, le mâle alpha en personne partage le sort de sa compagne, une attitude que seul l’amour peut dicter. Un conflit entre deux mâles s’avère complètement différent. Quand le mâle alpha doit capituler, il est presque toujours trop vieux ou trop faible pour susciter encore un intérêt quelconque chez les femelles.
Le pauvre loup a alors deux possibilités : soit il s’en va tout seul en espérant rencontrer une nouvelle compagne solitaire et recommencer à zéro, soit il reste en marge de son ancienne meute, sans plus pouvoir ni s’accoupler, ni participer aux autres activités sociales, et en se contentant des restes laissés par ses anciens compagnons pour se nourrir.
Ces loups tenus à l’écart (qualifiés de périphériques, en éthologie) ont généralement une faible espérance de vie, mais cela aussi sert à préserver l’espèce, à laquelle les sujets les plus faibles ne sont plus d’aucune utilité.